98% des e-commerces étrangers fraudent la TVA

Selon un « rapport confidentiel » de l’Inspection générale des finances, la TVA fait l’objet d’une « fraude massive en France sur les plateformes de e-commerce », dont Amazon, même si la firme américaine n’est pas citée. Des signalements ont été faits auprès du Parquet national financier.

Consacré à la « sécurisation du recouvrement de la TVA », ce document de l’Inspection générale des finances (IGF) est resté longtemps secret – sur la page de garde, il porte d’ailleurs toujours cette mention : « Rapport confidentiel » – mais, comme certaines de ses données statistiques ont été mises sur la place publique, notamment par l’association Attac, il est désormais accessible en ligne. Et c’est pour le moins opportun, car ce document vient confirmer, chiffres spectaculaires à l’appui, que la TVA fait l’objet d’une « fraude massive en France sur les plateformes de e-commerce [commerce en ligne] ».

Aucun des grands acteurs de ce secteur économique, dont les géants Amazon, Cdiscount, eBay ou encore Wish, n’est nommément cité, mais on comprend vite que ce sont eux qui sont visés. Et la mise en cause est gravissime, puisque l’ampleur de la fraude se résume à cette statistique ahurissante : « Les enquêtes de la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) ont mis en évidence que 98 % des sociétés opérant sur les places de marché contrôlées n’étaient pas immatriculées et ne payaient pas de TVA (enquête réalisée en 2017, vérifiée en mai 2019) », révèle l’IGF.

Ce rapport peut être téléchargé ici ou consulté ci-dessous.

Au cours de ces deux dernières années, plusieurs rapports avaient déjà donné des indications très alarmistes sur l’ampleur considérable de la fraude à la TVA qui avait prospéré au travers des plateformes du e-commerce, notamment le géant américain Amazon et ses grands concurrents, dont une ribambelle d’acteurs chinois.

Il y a eu ainsi, en mars 2019, un premier rapport important « sur l’évaluation de la lutte contre la délinquance financière », réalisé à l’Assemblée nationale par le député (LFI) Ugo Bernalicis et son collègue (LREM) Jacques Maire.

Parmi de nombreuses autres données intéressantes, on y relevait ainsi des données de portée générale sur la fraude à la TVA – et pas seulement celles du e-commerce. Citant diverses publications antérieures, le rapport relevait ainsi que le Conseil des prélèvements obligatoires avait évalué en 2007 cette fraude entre 7,3 milliards et 9 milliards d’euros, fourchette revalorisée en 2015 à une somme comprise entre 10,7 et 16,6 milliards d’euros.

Autre source citée, « la Commission européenne, partie prenante puisque la TVA représente 12 % des recettes du budget de l’Union, [qui] procède à une évaluation annuelle de l’écart TVA », entre ce qu’elle devrait encaisser normalement, compte tenu des échanges commerciaux constatés, et la TVA effectivement encaissée.

Dans son dernier rapport, publié en septembre 2018, précisaient les deux parlementaires, la Commission européenne faisait ainsi « état de 147 milliards d’euros de pertes dans l’Union européenne et de 20 milliards d’euros de pertes pour la France, un chiffre relativement stable depuis 2012 ».

Et puis, enfin, le rapport parlementaire signalait le dernier rapport d’analyse des risques de Tracfin, l’organisme chargé de la lutte contre la fraude fiscale, qui soulignait le « caractère toujours endémique des fraudes à la TVA », avant d’ajouter : « De nombreuses fraudes à la TVA sont mises en œuvre par des sociétés agissant seules, de manière autonome. Elles reposent sur des faux en écriture et se conjuguent à d’autres infractions (abus de biens sociaux, abus de confiance, banqueroute…). »

Enfin, le même rapport parlementaire donnait aussi l’évaluation de la fraude à la TVA réalisée en 2013 par le syndicat Solidaires Finances publiques, soit 15 à 19 milliards d’euros.

Mais, pendant longtemps, on n’a pas disposé d’évaluations précises sur la fraude à la TVA facilitée par les plateformes de vente en ligne distribuant des produits fournis par des marchands étrangers. C’est donc ce manque qu’a récemment comblé un rapport très riche de l’association Attac, que Mediapart avait dévoilé et qui était particulièrement accablant pour Amazon.

Or, dans ce rapport, Attac signalait que l’une de ses sources était un rapport de l’IGF achevé en novembre 2019 et en donnait certaines de ses données chiffrées. Depuis que l’association a dévoilé l’existence de ce rapport, Bercy a vraisemblablement estimé que le secret qui l’entourait – et dont l’oligarchie du ministère des finances est très friande – ne se justifiait plus. Le document a donc été mis en ligne.

Pour parcellaire que soit cette étude, elle apparaît très importante, car les évaluations qu’elle fournit donnent le tournis. L’IGF relève d’abord que le e-commerce a connu, ces deux ou trois dernières années, une véritable explosion, qui a sans doute donné un coup de vieux à toutes les statistiques antérieures sur la fraude dans ce domaine.

L’IGF note ainsi que « le développement du e-commerce » a « conduit à un afflux massif de sociétés étrangères redevables de la TVA en France ». Et elle ajoute : « En 2019, la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) a ainsi vérifié l’immatriculation et estimé les ventes de 43 188 sociétés de e-commerce domiciliées en Chine, contre 6 619 en 2017 pour le même périmètre de contrôle. »

Et l’IGF fait ensuite ces constats très inquiétants : « Pour l’heure, cette tension entre la représentation “traditionnelle” et le développement du e-commerce s’est résolue en pratique par une fraude massive et le non-respect généralisé de l’obligation de représentation fiscale et d’immatriculation à la TVA. […] Même si une petite part de ces sociétés peut ne pas être redevable de TVA, cette situation conduit à une concurrence déloyale majeure : les sociétés frauduleuses bénéficient d’un avantage de prix de 20 % par rapport à celles qui remplissent leurs obligations fiscales. »

Pour le débat public, ces données sont donc de première importance, car elles viennent confirmer ce que de nombreuses associations citoyennes et certains élus disent, à savoir que le gouvernement, s’il se donnait véritablement les moyens de lutter contre la fraude fiscale, disposerait de ressources considérables pour réduire les déficits publics. Et réduire au passage, comme le dit l’IGF, les formidables distorsions de concurrence que cette fraude génère entre les géants de la vente en ligne et les autres acteurs nationaux.

L’IGF détaille ensuite comment elle est parvenue à ce constat d’ensemble : « Les services de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), en particulier la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), ont réalisé une étude sur les plateformes de e-commerce pour identifier les sociétés les plus risquées. La DNEF a ainsi récemment mis en évidence une fraude massive à la TVA en France sur les plateformes de e-commerce. […] Ces résultats n’ont pu être obtenus qu’à date très récente en raison des très grandes difficultés rencontrées par l’administration fiscale française dans l’exercice du droit de communication auprès des plateformes et dans les demandes d’assistance administrative auprès du Luxembourg, où est basée la principale plateforme de e-commerce pour le marché français (la filiale française n’étant responsable que de la logistique et ne pouvant fournir les informations). »

Et l’IGF poursuit : « Au 31 décembre 2017, 98 % des vendeurs étrangers actifs contrôlés sur les plateformes contrôlées n’étaient pas immatriculés à la TVA en France (seuls 538 vendeurs sont immatriculés sur un total de 24 459). La DNEF a renouvelé ce contrôle en mai 2019 et aboutit au même constat, mais avec un nombre de sociétés significativement accru. »

L’IGF en vient donc à la conclusion que cette fraude constitue un préjudice majeur pour les finances publiques : « S’agissant des enjeux financiers, il n’existe pas encore d’estimation du préjudice financier total subi par l’État, mais celle-ci sera possible à partir de 2020, compte tenu des nouvelles mesures de lutte contre la fraude. Néanmoins, les montants en jeu sont considérables à l’échelle des quelques sociétés contrôlées : la DNEF estime le chiffre d’affaires total non taxé en France à 285 millions d’euros pour 43 vendeurs déjà contrôlés. Une des sociétés contrôlées, qui ne déclarait aucune TVA, a réalisé en 2017 un chiffre d’affaires de 30,3 millions d’euros à elle seule, soit 6 millions d’euros de TVA due au taux de 20 %. »

Ces constats soulèvent donc de nombreuses questions. La première coule de source : pourquoi l’estimation globale du préjudice financier subi de ce fait par l’État, que l’IGF disait possible à partir de 2020, n’est-elle toujours pas disponible en 2021 ? Grave interrogation, qui demeure, pour l’instant, sans réponse.

C’est la raison pour laquelle l’étude d’Attac, adossée à celle de l’IGF, a été pour le moins la bienvenue. Elle estimait « le montant global de la fraude à la TVA dans le secteur du e-commerce des biens entre 4 et 5 milliards d’euros en 2019 ». Attac ajoutait : « Cette fraude concerne particulièrement Amazon, leader du marché en France et qui développe depuis des années une démarche systématique d’évitement de l’impôt. Attac estime la fraude à la TVA opérée sur la seule marketplace d’Amazon, en 2019, autour de 1 milliard d’euros. Cela contribue aux profits démesurés d’Amazon, à la domination qu’exerce Amazon sur le e-commerce en France et à la concurrence faussée que le géant américain impose aux commerçants traditionnels. »

Mais, dans le rapport de l’IGF, une autre information retenait aussi l’attention. On y apprenait aussi, en effet, ceci : « La DNEF a informé dès 2018 le Parquet national financier que l’opération en cours révélait une fraude massive à la TVA dans le secteur des grandes plateformes. Depuis, au fur et à mesure de la conclusion des contrôles, les cas de fraudes les plus graves sont transmis nominativement au parquet. En outre, à partir de 2020, les recherches et les contrôles sur ces sociétés seront facilités par les dispositions inscrites dans la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude (obligation déclarative des plateformes). »

Or, quelles ont été les suites de ces signalements au Parquet national financier (PNF) ? Quelles procédures judiciaires ont été engagées ? Là encore, le ministère des finances joue la grande muette.

Mediapart a donc interrogé sur ces sujets Ugo Bernalicis, l’un des deux auteurs du rapport de l’Assemblée sur la délinquance financière. Le député fait d’abord ces constats : « Des suites du rapport de mars 2019 de notre mission d’évaluation des moyens de l’État dans le cadre de la lutte contre la délinquance économique et financière, de mon collègue Jacques Maire et moi-même, un rapport de l’IGF a été demandé par le ministre Darmanin, alors à Bercy. Le sujet portait sur l’opportunité de mettre en place le paiement scindé pour les achats afin que le prix hors taxe pour le prestataire soit payé séparément de la TVA, qui, elle, serait directement versée à l’administration fiscale. Quelques pays européens ont expérimenté cette méthode, sous différentes formes. Le rapport de l’IGF rendu en novembre 2019 écarte cette proposition technique pour plusieurs raisons, que l’on peut comprendre. »

Le député poursuit : « La mission d’inspection s’est intéressée à un autre aspect de la collecte de la TVA, à savoir l’obligation de représentation fiscale pour les entreprises hors Union européenne souhaitant commercer sur le territoire national. C’est souvent le cas pour les entreprises faisant du commerce en ligne par le biais des grandes plateformes comme Amazon. On y apprend que 98 % des entreprises contrôlés par la DGFIP ne respectaient pas leurs obligations. C’est autant de TVA, souvent à 20 %, qui manque à l’appel et de concurrence déloyale par rapport à ceux qui s’acquittent de la TVA. On parle d’au moins plusieurs dizaines de millions d’euros de manque à gagner avec certitude. Probablement beaucoup plus. Attac, dans une note de décembre 2020, estime le montant total pouvant aller de 4 à 5 milliards ! Il semblerait que des signalements aient été transmis au Parquet national financier. Mais, avec les faibles moyens du PNF, je doute que les enquêtes soient rapides. Par ailleurs, la fraude décelée à l’époque était antérieure à la pandémie. Imaginez le montant du préjudice avec l’explosion des ventes en ligne sur les plateformes de e-commerce depuis le début de la crise sanitaire. »

Deux ans après son rapport, le député entend donc poursuivre le travail engagé : « Nous auditionnons à nouveau les différents acteurs de la lutte contre la délinquance économique et financière. Pour l’instant, le tableau n’est pas très reluisant pour la France. Les moyens ont stagné, voire diminué ! On est loin des grands discours d’Emmanuel Macron durant le plus fort niveau de mobilisation des “gilets jaunes” sur l’obligation pour tous de s’acquitter des impôts et taxes dus à la République, faisant écho aux dizaines de milliards manquants de la fraude fiscale pourfendus par les manifestants sur les ronds-points. Ça tombe bien, nous auditionnons prochainement la DGFIP et le PNF. Ce sera l’occasion de faire le point avec eux sur les moyens de récupérer ces précieux milliards qui manquent tant à nos services publics. Il ne faudrait pas que, comme pour les CumEx Files, une fraude pourtant identifiée se perpétue faute de moyens, et donc de volonté politique. »

C’est dire que ce rapport de l’IGF est important. Car il s’agit d’un rapport public. Le gouvernement peut donc difficilement contester les constats. Ce qui lui compliquera la tâche s’il cherche à justifier son indolence dans la lutte contre la fraude fiscale.

Source : https://www.mediapart.fr/journal/economie/080321/e-commerce-98-des-vendeurs-etrangers-fraudent-la-tva


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