16 mises en examen pour Squarcini
L’ex-chef des services secrets intérieurs français a été mis en examen, le 28 juin, pour l’espionnage présumé illégal du futur député François Ruffin (LFI) et de son journal « Fakir » au bénéfice de la multinationale LVMH, dirigée par le milliardaire Bernard Arnault. Un nouveau front judiciaire dans une affaire tentaculaire.
Le 28 juin dernier, au tribunal judiciaire de Paris, il est presque 19 heures et l’homme qui parle semble avoir tout perdu – ou presque – du maître espion craint et roublard qu’il a incarné pendant près de quatre décennies dans les allées du pouvoir. Au terme de dix heures d’un interrogatoire mené par les juges d’instruction Aude Buresi et Virginie Tilmont, l’ancien chef des services secrets intérieurs français, Bernard Squarcini, tient à conclure la journée par quelques mots qui sonnent comme le début d’un (timide) mea culpa.
Il confesse : « J’ai pu apparaître désinvolte, mais j’ai exercé ce métier pendant 35 ans, je vis dans le renseignement depuis toute cette période et dans une espèce de routine. On m’appelle souvent, je dis que je suis informé même si je ne le suis pas. Il y a des fois où on en rajoute un peu. En tout cas, si j’ai pu enfreindre certains textes, je n’y ai pas vu l’infraction mais une certaine continuité avec mes activités au service de la République. »
Il faut dire que la journée a été rude pour « le Squale », son surnom. L’ancien patron tout-puissant de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd’hui DGSI) sous Sarkozy a en effet écopé, ce 28 juin, de trois nouvelles mises en examen, dont la complicité d’atteinte à la vie privée, pour l’espionnage présumé illégal en 2013 et 2014 du futur député François Ruffin (LFI) et de son journal militant Fakir au bénéfice de la multinationale LVMH, dirigée par le milliardaire Bernard Arnault.
Cela porte désormais à 16 le nombre des chefs de mise en examen qui, de la compromission du secret de la défense nationale au détournement de fonds publics, en passant par le trafic d’influence, visent Bernard Squarcini dans un dossier tentaculaire, dont l’épisode Ruffin/Fakir n’est qu’un volet parmi d’autres.
Après une décennie d’investigations judiciaires, l’affaire Squarcini apparaît aujourd’hui comme la démonstration la plus documentée qui soit à ce jour des intrications possibles entre les mondes du renseignement et les puissances d’argent. Un dossier où il est tout à la fois question de LVMH, de Cahuzac, de Djouhri, de Takieddine, de Sarkozy, de ventes d’armes, de Libye, du Kurdistan ou, grande spécialité du Squale, de mafia corse.
Bernard Squarcini est présumé innocent.
Sollicitée, l’une des avocates de Bernard Squarcini, Me Marie Alix Canu-Bernard, s’est refusée à tout commentaire sur le fond, se contentant de déclarer : « Nous attendons les suite et issue de cette enquête, tout comme de celle résultant de nos plainte et saisine pour violations du secret de l’enquête, de l’instruction et recel. Et ce d’autant que l’État français a déjà été condamné une première fois dans ce même cadre. »
La DCRI au service (secret) de Bernard Arnault
Tout part d’une colère. Celle d’un agent du renseignement intérieur, Frank A., qui a été mobilisé avec d’autres collègues de la DCRI fin 2008 pour une étrange mission, à Paris et à Aix-en-Provence : identifier un homme qui tentait de faire chanter, sur fond de questions purement privées, le milliardaire Bernard Arnault, patron de LVMH, leader mondial du luxe.
C’est Bernard Squarcini, alors chef de la DCRI, qui demande cette mission après un simple coup de fil du numéro 2 de LVMH de l’époque, Pierre Godé. Problème : l’opération n’a rien à voir avec la préservation de la sécurité nationale ou la défense du patrimoine économique – deux prérogatives de la DCRI.
Un ancien sous-directeur de la DCRI, Gilles G., alors chargé des relations avec les entreprises, a d’ailleurs livré un témoignage accablant pour Squarcini devant les juges : « Pour moi, ce sont des trucs qui n’ont rien à voir avec la DCRI. Pour moi, cette histoire est une connerie, une histoire de cornecul. On avait d’autres choses à faire que de s’occuper de cela. »
Les services secrets seront pourtant bien mobilisés en dehors de tout cadre judiciaire et administratif afin d’identifier (avec succès) le maître chanteur, d’où l’incrimination de détournement de fonds publics aujourd’hui reprochée au Squale.
Dans les archives de la DCRI, l’opération n’a étrangement laissé aucune trace écrite. Pas de comptes-rendus ou de rapports, ni même de remboursement de notes de frais… Devant les juges, Bernard Squarcini a expliqué le 28 juin dernier que cela s’expliquait par l’« extrême confidentialité » qui avait été réclamée par l’état-major de LVMH sur le dossier. Un peu comme si le patron de la DCRI était devenu une sorte de détective privé doté des moyens de l’État mis à la disposition d’un milliardaire.
L’enquête judiciaire a depuis permis d’établir que l’agent de la DCRI, qui s’était plaint en interne de la mission au profit de LVMH, avait été placé sur écoute dans la foulée de ses récriminations, entre le 19 décembre 2008 et le 23 février 2009. « Une simple concomitance » de dates, selon le Squale. Lors de précédentes auditions, Bernard Squarcini avait justifié cette surveillance par la supposée trop grande proximité de l’agent en question avec des puissances étrangères, l’Israël et l’Algérie.
Des motifs de placement sur écoute désormais jugés par l’enquête judiciaire comme totalement fallacieux, les « doutes » de compromission de l’agent avec l’étranger ayant été « entièrement écartés », selon les juges Buresi et Vilmont.
Un trésor « secret défense »
393 : c’est le nombre vertigineux de documents classifiés « confidentiel défense » ou « secret défense » que Bernard Squarcini a pris avec lui en quittant son bureau de directeur des service secrets intérieurs, en 2012, après l’arrivée au pouvoir de François Hollande.
Les documents, qui émanent de plusieurs administrations (ministères de l’intérieur, de la défense, de l’économie, mais aussi de l’Élysée et de Matignon), ont été retrouvés en 2016 par la police en perquisition, dispersés dans une malle au domicile de Squarcini, dans un coffre de banque à son nom à la BNP ou dans ses bureaux de LVMH, qui l’a recruté après son départ de la DCRI.
De tels documents n’ont théoriquement rien à faire dans de tels endroits, et leur potentielle révélation à des tiers non habilités au secret défense explique le délit présumé de compromission du secret de la défense nationale qui est aujourd’hui reproché à Bernard Squarcini.
Le 28 juin dernier, devant les juges Buresi et Tilmont, l’ancien maître espion de Sarkozy a eu bien du mal à s’expliquer la raison de cette conservation de documents classifiés, d’autant que si certains concernaient la mouvance islamiste en France, d’autres avaient trait à des personnages au centre d’affaires financières et politiques explosives, comme Karachi ou Clearstream, les intermédiaires Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, l’informaticien et lanceur d’alerte de HSBC Hervé Falciani ou encore l’affairiste Thierry Gaubert…
J’ai pu apparaître désinvolte, mais j’ai exercé ce métier pendant 35 ans, je vis dans le renseignement depuis toute cette période et dans une espèce de routine.
Bernard Squarcini, devant les juges d'instruction, le 28 juin 2021.
Bernard Squarcini a assuré qu’après un départ précipité et brutal des services secrets à cause de l’alternance politique, il n’avait pas eu le temps de les remettre à qui de droit au sein de l’État, que pris par la suite par ses nouvelles missions dans le privé, il les avait oubliés, qu’en tout état de cause, il n’en avait fait aucun usage et que, de toutes les façons, il allait les détruire.
« J’ai repoussé à plus tard cet inventaire, je le regrette », a-t-il toutefois convenu lors de son interrogatoire. « Ces documents étaient voués pour la plupart à être détruits et broyés », a-t-il ajouté à l’attention des juges, qui lui ont rétorqué que ce n’était pas à lui d’en décider.
Les magistrates postulent une autre hypothèse : l’ancien maître espion a conservé à dessein ces documents afin de les valoriser dans le cadre de ses nouvelles activités de renseignement privé pour le compte de grands groupes industriels, comme LVMH. « Pas du tout, c’était périmé », a répondu le Squale, qui, sur ce point, est contredit par le service juridique du ministère de la défense, lequel a au contraire estimé que ces documents « conservent à ce jour une réelle sensibilité qui interdirait leur déclassification ».
Barbouzeries de luxe
Sitôt retiré de la fonction publique en 2012, Bernard Squarcini trouve refuge chez… LVMH, une maison passée maîtresse dans le pantouflage d’anciens magistrats, policiers ou membres de cabinets ministériels.
Une reconversion très rentable pour le Squale : sur la période visée par l’enquête judiciaire (2013-2016), sa société de renseignement privée, baptisée Kyrnos (qui signifie « la Corse » en grec ancien), a perçu 2,2 millions d’euros de LVMH.
Selon les plus récentes conclusions des juges d’instruction, il apparaît que ce que Bernard Squarcini a surtout « vendu à LVMH, ce sont des facilités à débloquer des situations dans la sphère publique et à obtenir des informations de nature confidentielle ».
Deux épisodes illustrent particulièrement ce soupçon dans le dossier judiciaire. Le premier concerne la guerre économique que se sont livrée LVMH et son concurrent le groupe Hermès. LVMH avait été accusé un temps d’avoir mené sur les marchés financiers une tentative de rachat caché de Hermès via des paradis fiscaux, donnant lieu à l’ouverture d’une enquête judiciaire.
L’enquête des juges Buresi et Tilmont montre aujourd’hui l’étendue du réseau de Bernard Squarcini au sein de l’État – un magistrat, un chef de la police ou un membre des services de renseignement – pour obtenir des informations couvertes par le secret sur les investigations en cours. En audition, le Squale a expliqué avoir été passif face au flot d’informations reçues : « Oui. Je reçois un coup de fil, on me raconte des choses mais je n’en fais rien. »
Parmi les sources privilégiées de Squarcini, il y a l’ex-patron de la PJ parisienne, Christian Flaesch, également mis en examen dans le dossier. Il est soupçonné d’avoir informé illégalement son copain Squarcini sur l’évolution du dossier Hermès – Christian Flaesch conteste avoir commis le moindre délit.
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