Les forces de l'ordre au mépris des règles

En une dizaine de minutes, voici 5 ans de manifestations disséquées. Selon une enquête de Mediapart, 51 % des jets de grenades de désencerclement et 18 % des tirs de lance-grenades opérés par les forces de l’ordre en manifestation sont non réglementaires.

Cette semaine doivent se tenir de nouvelles tables rondes du « Beauvau de la sécurité ». Au programme, le maintien de l’ordre et le contrôle interne de la police notamment. Après plusieurs années d’opérations caractérisées par un nombre important de blessés et de mutilés, chacun connaît désormais la dangerosité des armes en dotation. Les usages en manifestation de « LBD », « GMD », « GLI-F4 » et autres armes dites de « forces intermédiaires » font débat. Leurs mésusages beaucoup moins.

(voir la vidéo sur le site de Médiapart)

Le ministère de l’intérieur ne dispose d’aucune donnée sur cette problématique pourtant centrale. Mediapart a enquêté sur cet angle mort institutionnel pour savoir si l’utilisation de ces armes sur le terrain est conforme à ce que prévoient les textes. Après avoir disséqué et analysé cinq années d’images d’opérations de maintien de l’ordre, nous avons pu établir que plus d’un jet sur deux de grenades de désencerclement (GMD) est non réglementaire. Près d’un tir sur cinq de lance-grenades contrevient également aux réglementations en vigueur. Afin que notre travail ne puisse souffrir de contestations, nous avons décidé de rendre public l’ensemble de notre base de données (voir l’onglet Prolonger).

Contactée par Mediapart, la police nationale rappelle l’existence du « traitement relatif au suivi de l’usage des armes » (TSUA). Chaque fonctionnaire ayant fait usage d’une arme doit indiquer dans ce fichier le lieu, la date et l’heure du tir, ainsi que son motif et ses conséquences. Le tout est validé par un supérieur hiérarchique avant transmission à l’IGPN, qui mentionne ces chiffres dans son bilan annuel. Des données qui ne renseignent néanmoins pas sur le caractère réglementaire de l’utilisation des armes. Et dont sont exclues les grenades lacrymogènes, et donc l’utilisation de lance-grenades.

À partir des images réalisées par l’agence de presse Line Press et disponibles en ligne sur YouTube, nous avons répertorié et isolé les séquences montrant l’utilisation de grenades de désencerclement et de lance-grenades dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. Pour ces deux armes, une analyse visuelle permet d’estimer la fréquence à laquelle leur usage est contraire aux textes encadrant leur emploi.

Au total, notre base de données s’appuie sur plus de 145 heures d’images filmées entre mai 2016 et décembre 2020, qui couvrent donc les grands mouvements sociaux de ces dernières années : manifestations contre la loi travail, contre la loi sécurité globale, mobilisation contre la réforme des retraites, et nombreux « actes » des « gilets jaunes ». Des luttes locales ou sectorielles également : ZAD de Notre-Dame-des-Landes, manifestations de pompiers, soignants, agents pénitentiaires, cheminots… ou bien encore les mouvements contre les violences policières autour des « affaires » Théo, Adama Traoré, Liu Shaoyo… [la liste des vidéos consultées, ainsi que la base de données de cette enquête sont à retrouver dans l’onglet Prolonger].

Ça m’ennuierait que mes collègues CRS paient les pots cassés de services qui ne mettent pas le même niveau d’engagement en termes de formation de leur personnel
Alain Vastel, secrétaire national en charge des CRS du syndicat Unité SGP Police-Force Ouvrière
Comme son nom l’indique, la grenade de désencerclement, ou GMD, est une grenade à vocation défensive. Selon un document interne au ministère de l’intérieur, elle est « susceptible d’être utilisée lorsque les forces de l’ordre se trouvent en situation d’encerclement ou de prise à partie par des groupes violents ou armés ». Étant classifiée dans la catégorie A2, c’est-à-dire « matériel de guerre », son « emploi constitue un recours ultime avant l’emploi des armes à feu individuelles », précise à Mediapart le service de communication de la gendarmerie nationale.

Les règles qui encadrent son utilisation indiquent que la grenade de désencerclement, à l’exception des cas de légitime défense, « doit être lancée à la main au ras du sol ». Autrement dit, elle ne doit pas dépasser 50 centimètres de hauteur au cours de sa trajectoire, indique la police nationale. Or, selon les données établies par Mediapart, 51 % des jets effectués par les forces de l’ordre en manifestation ne respectent pas cette règle. Et encore, pour arriver à ce chiffre, nous avons pris une marge de sécurité : nous n’avons comptabilisé que les grenades atteignant au cours de leur trajectoire une hauteur supérieure à 1 mètre.

Pourtant, « il n’y a pas de tolérance avec les mauvais gestes, ça c’est une évidence », assure Alain Vastel. Le secrétaire national en charge des CRS du syndicat Unité SGP Police-Force Ouvrière se dit ainsi « très, très surpris » par les données de Mediapart.

Il y a « un niveau d’exigence très important au niveau de la formation pour les CRS » avec « 30 jours de formation annuelle dans les habilitations et utilisations des moyens qui sont mis à notre disposition », indique-t-il. « Ça m’ennuierait que mes collègues CRS paient les pots cassés de services qui ne mettent pas le même niveau d’engagement en termes de formation de leur personnel. »

À demi-mot, ce syndicaliste déplore l’importance croissante du rôle joué en manifestation ces dernières années par des unités non spécialistes du maintien de l’ordre, et donc moins bien formées.

De fait, selon nos données, la part de jets non réglementaire de GMD s’élève à 43 % chez les CRS, contre 63 % pour les BRAV-M, ces unités motorisées créées à l’occasion du mouvement des gilets jaunes, largement décriées pour leur violence.

Contactée par Mediapart, la préfecture de police de Paris dont dépendent les BRAV-M nous a renvoyés vers le Service d’information et de communication de la police nationale (SICOP), qui a lui-même refusé de s’exprimer à propos d’unités spécifiques à la région parisienne.

Un policier qui a été formateur plus de 15 ans est très remonté : « Il y a un problème de formation qui se pose évidemment. La formation continue a été réduite à peau de chagrin. Et certaines unités comme les BRAV ne sont absolument pas formées au maintien de l’ordre. Vous mettez sur le terrain, avec des grenades dangereuses comme celles de désencerclement, un mec de la BAC [Brigade anti-criminalité – ndlr]. C’est du n’importe quoi. »

Mais pour le sociologue Fabien Jobard, spécialiste des questions de maintien de l’ordre et de la police, la formation n’explique pas tout : « Il y a la question du commandement de ces unités. […] Qui donne l’ordre de quoi, et quand ? Est-ce que l’usage de l’arme est laissé à l’initiative individuelle ? »

Certainement pas chez les CRS, « cathédrale de verre [où] tout est transparent et tout se fait sur ordre », indique Alain Vastel. Le syndicaliste pointe plutôt du doigt « la manière dont le pouvoir politique appréhende le maintien de l’ordre ». Comme à Redon le 18 juin dernier, où un jeune homme de 22 ans a eu la main arrachée lors d’une intervention de gendarmes pour interdire une free-party : « On met en difficulté des gendarmes en leur demandant de faire du maintien de l’ordre de nuit, on réactive chez certains le syndrome Rémi Fraisse [militant écologiste tué en 2014 par l’explosion d’une grenade lors d’une opération de gendarmerie – ndlr] […] Et après on se retrouve à devoir justifier l’utilisation de certains moyens, sauf que dès le départ les dispositifs sont sous-dimensionnés. » 

Ils savent très bien que légalement ils ne sont pas en légitime défense, mais pour eux ça relève d’une inadéquation de la législation
Vanessa Codaccioni, chercheuse spécialiste de la justice pénale et de la répression
Selon les mêmes principes, Mediapart a enquêté sur les conditions d’utilisation des lance-grenades lors d’opérations de maintien de l’ordre. Également classée en catégorie A2, c’est-à-dire « matériel de guerre », cette arme permet de tirer des grenades lacrymogènes à une distance de 50, 100 ou 200 mètres selon le propulseur de la munition.

Pour ce faire, les textes indiquent que « le tir tendu est strictement interdit ». Contactées par Mediapart, police et gendarmerie confirment que leurs agents doivent faire feu, hors cas de légitime défense, selon un angle de 45°. La gendarmerie précise également que « les tirs inférieurs à ces trois distances [50, 100 ou 200 mètres] sont obtenus par un relevé du lanceur de grenades vers le ciel et en aucun cas vers le sol » et que « le LGGM COUGAR [modèle de lance-grenades le plus répandu – ndlr] est conçu pour tirer les munitions à 45° : l’arme épaulée ne permet pas de tirer à un angle inférieur à 45° sauf manœuvre volontaire du tireur ».

Selon ces critères, 18 % des tirs analysés au cours de notre enquête apparaissent comme étant non réglementaires.

Mais d’après le syndicaliste Alain Vastel, il faut faire la part des choses entre théorie et réalité du terrain, quitte à laisser place au jugement individuel du tireur : « S’il n’y a pas de risque, […] la question c’est les conséquences de l’utilisation de ces moyens, si pour atteindre un but qui était trop éloigné en suivant les prescriptions théoriques, ils sont obligés d’abaisser la jauge, […] est ce que ça se transforme en quelque chose de répréhensible ? »

Police et gendarmerie rappellent qu’un contrôle sur le terrain est opéré par les supérieurs hiérarchiques. « Il faut que la grenade soit toujours lancée sur ordre et avec un superviseur », indique un haut gradé de la gendarmerie. « En CRS, il n’y a aucun usage d’arme de quelque nature que ce soit qui ne soit fait sur ordre, donc le contrôle est permanent, précise de son côté le SICOP. Un usage non réglementaire relève soit de l’initiative personnelle, et entraînera donc une sanction immédiate de la part de l’officier, […] soit de l’erreur humaine. »

Interrogée par Mediapart, la chercheuse Vanessa Codaccioni, notamment autrice de l’ouvrage La Légitime défense – homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières (CNRS Éditions, 2018), se déclare également « pas du tout surprise » par les chiffres de notre enquête. Dans un contexte de maintien de l’ordre, « [les policiers] se vivent comme étant dans un état de légitime défense permanent ». Lorsqu’ils font un usage non réglementaire de leurs armes, « ils savent très bien que légalement ils ne sont pas en légitime défense, mais pour eux ça relève d’une inadéquation de la législation ».

Mais pour Fabien Jobard, les cas dans lesquels un policier ou un gendarme pourrait arguer de la légitime défense pour justifier d’un usage non réglementaire de ces armes sont « très peu fréquents ». Un avis également partagé par Alain Vastel : « En tant que CRS, vous agissez en unité constituée, en théorie il n’y a pas de situation où vous soyez en position de faire valoir votre droit à la légitime défense […] hormis le cas de figure de quelqu’un qui serait isolé et qui serait sur le point de se faire lyncher. »

Pour Antoine Boudinet, gilet jaune ayant eu une main arrachée par une grenade GLI-F4, et désormais conseiller municipal d’opposition à Bordeaux, ces chiffres ne sont pas surprenants. Ce membre du « Collectif les mutilé.e.s pour l’exemple » va cependant plus loin : « Ça c’est la partie émergée de l’iceberg, le problème c’est pas seulement les tirs non réglementaires, le problème c’est qu’ils [les forces de l’ordre – ndlr] soient autorisés à tirer des grenades, des explosifs sur des civils, sur des manifestants. »

Prenant pour exemple une vidéo diffusée en décembre 2018 sur l’émission « C à vous » (France 5) qui montrait des policiers tirer au LBD aux cris de « dans ta gueule » et « bouyaka », le militant ajoute : « On peut se poser des questions sur qui contrôle réellement ce que font les policiers sur le terrain. »

Source : https://www.mediapart.fr/journal/france/050721/cinq-ans-de-manifestations-dissequees-comment-les-forces-de-l-ordre-usent-des-grenades-au-mepris-des-regle


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