Caisse des dépôts : « Bon appétit, messieurs ! »
La Caisse des dépôts a pris l’habitude d’organiser la privatisation de certains de ses actifs au profit de ses propres dirigeants. La cession de sa filiale Egis à un fonds spéculatif en est la dernière illustration.
«Bon appétit, messieurs »... Qui se souvient de la célèbre tirade de Ruy Blas ? Surprenant les conseillers du roi d’Espagne en train de se partager les richesses du royaume, le premier ministre s’emporte et poursuit :
« Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez pas ici d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe ! »
Formules terribles, ciselées par Victor Hugo, qui ont une valeur éternelle, mais qui n’en prennent pas moins, dans la France d’aujourd’hui, une résonance particulière. Dans la vie des affaires comme dans la vie publique, elles résument assez bien le haut-le-cœur qui parfois nous saisit lorsque l’on observe à quel point, et dans quelles conditions, l’intérêt général est piétiné au profit d’appétits privés.
En cherche-t-on une illustration récente, il suffit de se pencher sur la privatisation de la société d’ingénierie Egis à laquelle la Caisse des dépôts et consignations (CDC) s’apprête à procéder, au profit d’un fonds financier spéculatif, dénommé Tikehau Capital. Car cette opération, dont Mediapart a révélé au printemps dernier certains aspects sulfureux, peut faire l’objet d’innombrables critiques : cette entreprise, qui pourrait être un acteur important de la transition écologique, n’en est pas moins cédée à un fonds dans le seul but est de faire une galipette spéculative ; elle est offerte au privé alors qu’elle a des activités qui sont couvertes par le secret-défense ; la culbute qui s’annonce est d’autant plus choquante que le fonds sera autorisé à rétrocéder le contrôle d’Egis d’ici quatre ou cinq ans.
Mais, par surcroît, cette privatisation a été conçue pour l’unique enrichissement des cadres de l’entreprise publique. Or, tout au long de ces dernières années, les dirigeants successifs de la CDC n’ont cessé de favoriser des privatisations offrant de formidables profits à certains de ses cadres. Et ce qui se prépare avec Egis n’est que le dernier exemple de cette politique. Raison pour laquelle on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre apostrophe indignée de Ruy Blas : « Bon appétit, messieurs ! »
Certes, rien de tout cela ne transparaît dans la communication officielle de la CDC. Par un communiqué aseptisé publié le 23 septembre, on est invités à comprendre que la cession est des plus banales et a été conçue dans l’intérêt d’Egis. On peut en particulier lire ceci : « La Caisse des dépôts annonce avoir reçu une offre ferme de Tikehau Capital, groupe de gestion d’actifs alternatifs, pour l’acquisition d’une participation de 42 % dans sa filiale Egis, spécialiste de l’ingénierie de la construction et des services à la mobilité. […] À l’issue de l’opération envisagée, Tikehau Capital, par le biais de son fonds dédié à la transition énergétique T2 Energy Transition, détiendrait 40 % à 44 % du capital d’Egis, la Caisse des dépôts en conserverait 34 % aux côtés des cadres partenaires et des salariés qui détiendraient entre 22 et 26 % du capital d’Egis. »
Et le communiqué se poursuit, louant le fonds spéculatif, comme si sa raison d’être n’était pas de faire des culbutes financières mais de servir l’intérêt général, et dans le cas présent d’apporter sa pierre à la transition écologique : « Tikehau Capital a lancé le fonds T2 Energy Transition en 2018, qui a pour vocation d’accélérer la croissance des entreprises européennes contribuant à la transition vers une économie bas carbone […]. Tikehau Capital entend soutenir Egis dans son ambition de devenir un acteur de référence des infrastructures intelligentes et durables au service de la lutte contre le changement climatique et de l’amélioration du cadre de vie des populations. »
Au lieu de conduire les opérations de prédation qu’on lui impute, la finance serait en réalité capable de défendre l’intérêt général. Voilà en résumé ce que suggère le communiqué écrit par les promoteurs de la privatisation – un texte soigneusement ciselé et… expurgé de toutes les informations les plus scabreuses.
Car la vérité n’a pas grand-chose à voir avec le message de ce communiqué.
Primo, comme nous l’avions révélé dans notre première enquête, l’opération a d’abord été conçue dans une logique uniquement financière, de sorte que l’acquéreur, Tikehau Capital fasse une plus-value considérable et rapide. La privatisation présente en effet une caractéristique insensée – et c’est une grande première dans la longue et sinistre histoire des privatisations : selon nos informations, lors des pourparlers secrets entre la direction de la CDC et celle de Tikehau Capital, cette dernière a pris l’engagement de garder le contrôle d’Egis pendant… quatre années, et de se séparer de sa part quatre ou six ans plus tard, soit à la faveur d’une introduction en Bourse, soit pour une rétrocession à un autre investisseur ; il devra seulement être européen.
Si Tikehau Capital envisage de rétrocéder la société, il n’en prend donc le contrôle que pour la culbute financière, sans la moindre considération d’ordre industriel. Au demeurant, que peut-on attendre d’autre d’un fonds d’investissement spéculatif ? Acheter des entreprises puis les revendre avec une considérable plus-value, éventuellement après avoir siphonné leurs réserves, c’est sa seule raison d’être.
Et Tikehau Capital n’échappe pas à la règle. Fondé par deux Français, Mathieu Chabran et Antoine Flamarion, dont la fortune personnelle est évaluée par Challenges à 725 millions d’euros, le fonds Tikehau Capital dispose d’une force de frappe financière considérable, avec près de 30 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Et si c’est le cas, c’est que ses dirigeants connaissent tous les codes de la finance et savent naviguer avec habileté dans les arcanes complexes du capitalisme parisien. Le principal dirigeant, Antoine Flamarion, a ainsi fait ses classes comme banquier chez Merrill Lynch, avant de passer chez Goldman Sachs, mais il a vite compris que pour réussir dans la vie des affaires, il fallait aussi avoir un carnet d’adresses bien rempli et de solides amitiés : c’est lui, par exemple, qui a embauché François Fillon après son naufrage lors de la campagne présidentielle de 2017, avant de le pousser vers la sortie, lorsque l’ancien premier ministre, condamné, est devenu trop encombrant.
Les dirigeants de la CDC ont donc beaucoup de culot quand ils donnent une justification écologique à cette opération. La vérité, c’est que Tikehau Capital va pouvoir réaliser une immense plus-value, et éventuellement revendre la société dans quelques années, à l’un de ses concurrents étrangers. Et, pour la France, ce serait naturellement une perte importante car, de fait, Egis pourrait être un outil capital dans les politiques publiques pour la transition climatique. Au cours de ces dernières années, l’entreprise a en effet affiché de très fortes ambitions dans ce domaine. On peut ainsi prendre connaissance, ci-dessous, des « 21 propositions pour une relance économique bas carbone » formulées en 2020 par l’entreprise : voir https://www.calameo.com/books/004024910e562bed1501c
Au regard de l’utilité d’une telle entreprise et du rôle qu’elle veut jouer dans la transition écologique, comment ne pas être étonné de sa privatisation au profit d’un fonds spéculatif, qui lui-même pourra la revendre ? Il faut donc dire les choses pour ce qu’elles sont : au mépris de ses missions d’intérêt général, la CDC joue à l’économie-casino.
C’est d’autant plus choquant qu’Egis n’est pas seulement une entreprise qui pourrait être utile dans la transition climatique. Selon des indiscrétions auxquelles nous avons eu accès, elle a aussi des missions couvertes par le secret-défense, sans que nous ayons pu savoir ce que recouvraient précisément ces missions.
Mais à toutes ces caractéristiques qui font de cette privatisation une opération sulfureuse, il faut en ajouter encore une autre : le projet a visiblement été conçu pour contribuer à l’enrichissement des cadres de la maison.
Dans le communiqué, ce n’est certes pas affiché comme tel. Il y a juste cette mention qui intrigue : « À l’issue de l’opération envisagée […], la Caisse des dépôts en conserverait 34 % aux côtés des cadres partenaires et des salariés qui détiendraient entre 22 et 26 % du capital d’Egis. » Pourquoi une telle imprécision ? Cette formulation pour le moins vague est assortie d’un renvoi en bas de page, où le projet commence à se préciser – mais pas encore totalement : « Dans le cadre de l’opération envisagée, les cadres partenaires qui détiennent actuellement 19 % du capital auraient la possibilité d’acquérir ou de céder une quotité de 2 % auprès de Tikehau Capital. »
Selon notre enquête, il apparaît, en fait, que la question des intérêts des cadres actionnaires de l’entreprise a été l’un des points majeurs de la concertation avec les acquéreurs potentiels, et que le choix s’est finalement porté sur Tikehau Capital parce qu’il est celui qui s’est montré le plus sensible à la défense des intérêts de l’encadrement d’Egis. Selon plusieurs sources bancaires, confirmées par des indiscrétions recueillies dans les instances dirigeantes de la CDC, cela fut le point de bascule de la négociation secrète : comme Tikehau Capital s’est montré l’investisseur le plus compréhensif face aux desiderata du management, la balance a penché du même coup de son côté. Et c’est ainsi que des tractations secrètes se sont engagées, de sorte que l’entrée au capital d’Egis de Tikehau Capital s’accompagne d’une augmentation de capital réservée à la société des cadres actionnaires, à « prix décoté ». Traduction : à prix cassé !
Si le schéma de privatisation actuellement à l’étude se confirme, Tikehau Capital fera une magnifique culbute financière, sur le dos des actifs publics. Mais certains cadres dirigeants de la CDC s’enrichiront d’autant.
Secrétaire général de l’Union des syndicats CGT du groupe Caisse des dépôts, Jean-Philippe Gasparotto dit donc à Mediapart, sans détour, tout le mal qu’il pense de ce projet : « Le projet de privatisation d’Egis par la cession de son contrôle au fonds Tikehau Capital n’a aucune justification d’intérêt public, ni d’un point de vue économique, ni d’un point de vue social ni d’un point de vue stratégique et politique. [Cette privatisation] ne sert que les intérêts immédiats de certains de ses dirigeants actionnaires en même temps qu’elle va permettre à un fonds spéculatif d’envisager une somptueuse plus-value d’ici cinq ans, tout en transférant la charge de son investissement sur l’activité et les salariés d’Egis via un montage de type LBO ; pire encore, la CDC envisage déjà d’orienter le produit de cette cession dans le financement de la scandaleuse opération de restructuration du groupe Suez. »
Et le responsable syndical ajoute : « Sur le plan économique, le carnet de commandes d’Egis est en forte croissance et en avance de deux ans sur son plan stratégique ; l’essentiel de cette croissance étant tiré par des marchés publics français ! Sur le plan social, l’activité des salariés est assurée sur plusieurs années notamment en France et en Europe et nécessiterait plutôt un plan de recrutement ainsi qu’une revalorisation des rémunérations tant l’expertise des salariés d’Egis est précieuse. D’un point de vue moral, les salariés sont par ailleurs très attachés à leur appartenance au Groupe Caisse des dépôts et à ses missions d’intérêt général. Enfin, d’un point de vue stratégique et politique, cette opération risque de priver le pays, et son outil financier public, la CDC, d’une partie de sa souveraineté dans le domaine désormais capital de l’ingénierie en matière de transition écologique et énergétique sur lequel EGIS a un savoir-faire et un positionnement majeurs. Nous combattrons cette privatisation jusqu’au bout et demandons à être entendus par la commission des transferts et privatisations si elle est saisie. »
Même si la CDC s’en défend et assure rester fidèle à ses valeurs, ce projet hors norme confirme une lente dérive de l’institution financière publique, qui ne cesse, d’année en année, de prendre ses distances avec les logiques d’intérêt public. L’évolution d’Icade, qui s’est transformé en une foncière spéculative – alors qu’il aurait pu être un formidable outil pour l’aménagement du « Grand Paris » –, en est une première illustration ; les accords que la CDC multiplie dans le domaine de la santé avec le groupe Korian, qui distribue massivement des dividendes à ses actionnaires et couvre d’actions gratuites sa directrice générale, en est une seconde illustration. Et la privatisation d’Egis en est donc une troisième.
Mais il y a sans doute encore plus grave. Au travers d’Egis et de la privatisation qui se profile, c’est un vieux penchant de la Caisse des dépôts qui ressurgit, celui qui a conduit dans le passé la direction des collectivités locales de la CDC à faire scission, puis à se transformer en CAECL, avant de se lancer dans la folle et ruineuse aventure, puis le naufrage catastrophique de Dexia (lire nos enquêtes ici, ici ou là).
Un vieux penchant, celui de l’autoprivatisation, au cours de laquelle des hauts fonctionnaires s’arrogent le droit de partir avec un bout du patrimoine national pour s’enrichir personnellement, sans prendre aucun risque puisque la Caisse des dépôts est toujours derrière, ce qui trompe tous les clients potentiels ayant l’impression de signer avec la Caisse. Et tout cela sans que personne ne s’en émeuve.
Dans la longue liste de ces dérives, on pourrait encore citer l’autoprivatisation à laquelle ont procédé à leur profit des cadres dirigeants de CDC Entreprises, filiale de la CDC, qui leur a valu par la suite d’être condamnés par la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF).
Pour toutes ces raisons, on en viendrait presque à croire que la Caisse des dépôts, qui a longtemps joué un rôle majeur dans l’économie française, est en passe de se transmuter en une banale banque d’affaires, guidée par la loi de l’appât du gain et des profits rapides. Aujourd’hui pilotée par un ancien dirigeant de Generali France et conseillée dans cette affaire par la banque Rothschild, l’institution financière publique rompt spectaculairement avec les missions d’intérêt général dont elle avait la charge. Ce qui n’est sûrement pas pour déplaire au chef de l’État, qui est lui-même issu du même milieu d’affaires…
« Bon appétit, messieurs ! »